Samuel
Les jours se transformaient en un enchevêtrement confus, où la réalité semblait se disloquer à chaque respiration. Clara, elle, ne savait rien. Pas encore. Elle ne savait pas que son mari était mort. Dans son esprit, j’étais encore Alexandre. Son mari, celui qu’elle avait perdu, celui dont elle cherchait encore l’ombre à travers mes gestes et mes paroles. Elle ne voyait pas l'écart, elle ne sentait pas la différence. Pour elle, j’étais lui, et je jouais ce rôle avec une minutie désespérée, craignant le moment où la vérité éclaterait, où tout s’effondrerait.
Chaque geste que je faisais me semblait un acte de survie, comme si je n'avais d'autre choix que de maintenir cette illusion, de garder cette façade intacte. Je vivais dans un monde où les murs semblaient se rapprocher un peu plus chaque jour. Clara me regardait, me souriait, et dans son regard, il y avait cette lueur de besoin. Elle avait besoin de croire que tout était encore comme avant, que son mari était là, à ses côtés. Et moi, je n’étais qu’un miroir, un reflet d’un homme qu’elle avait aimé, un homme qu’elle n’avait pas encore compris qu’elle avait perdu.
Un matin, elle me demanda de l’accompagner chez le médecin pour Lucas. Il fallait que je sois là, et même si j’aurais préféré rester à la maison, j’acceptai. J’avais appris à accepter cette vie d’imitation, à ne plus trop réfléchir aux failles qui se creusaient autour de moi. J’étais là, avec eux, et c’était tout ce qui comptait. Mais chaque moment passé avec eux semblait une épreuve supplémentaire. J’étais un intrus dans leur quotidien, un acteur dans une pièce dont je ne connaissais pas le texte. Je jouais un rôle, et ce rôle devenait de plus en plus lourd à porter.
Dans la voiture, Clara, tout en conduisant, me parla de son quotidien, de son travail, de ses préoccupations. Elle semblait tellement fragile, et moi, je me contentais d’être une présence silencieuse à ses côtés, me contentant de l’écouter, de jouer à l’illusion parfaite. Elle me racontait des anecdotes sur Alexandre, des souvenirs qu’elle croyait partagés avec lui, mais qui, pour moi, étaient étrangers, lointains.
— "Tu te souviens quand on est partis à la montagne, juste avant que Lucas ne soit né ?" me demanda-t-elle en jetant un coup d’œil à la route. "Tu m'avais dit que tu n’aimais pas trop le froid, mais tu t’étais tellement amusé…"
Je me figeai. Non, je ne me souvenais pas. Mais je n'avais pas le choix. Il fallait que je trouve une réponse, que je m’accroche à l'image d'Alexandre, que je lui rende justice, même si je n’étais que son ombre.
— "Oui, bien sûr. Je… je me souviens très bien," dis-je en prenant un ton léger, feignant la nostalgie. "C’était une belle période."
Clara sourit, mais ses yeux trahissaient une profondeur de tristesse que je ne savais pas comment apaiser. Peut-être que, inconsciemment, elle se doutait qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas. Mais elle ne le disait pas, elle ne voulait pas le voir. Elle me voulait encore comme Alexandre, et moi, je n'étais qu’un imposteur déguisé.
Le médecin de Lucas fut un moment de plus à jouer ce rôle de « mari » aux côtés de Clara. Elle semblait apaisée, comme si tout était normal. Mais pour moi, chaque interaction, chaque mot échangé, était une nouvelle étape dans cette danse fragile. La fausse normalité qui se construisait autour de moi m’étouffait, mais je n'avais pas le droit de la briser.
Je me surprenais parfois à me demander ce qu’aurait fait Alexandre dans telle ou telle situation, comme si, dans un élan désespéré, je croyais pouvoir puiser dans sa mémoire pour mieux me fondre dans son rôle. Mais ces tentatives m’épuisaient plus qu’elles ne m’aidaient. Il y avait un gouffre entre ce que je tentais de faire et ce qu’il avait été. Je ne pouvais pas reproduire ses habitudes, ses gestes, son caractère, non pas parce que je n'en avais pas l'envie, mais parce que tout cela me semblait étranger, inaccessible, comme un livre dont les pages étaient trop usées pour être lues.
Au retour, Clara me proposa de préparer le dîner ensemble, comme avant. Elle parlait de petites choses sans grande importance, mais ces petites choses, pour elle, étaient des souvenirs vivants, des morceaux de vie avec son mari. Des morceaux que je ne pouvais qu’emprunter, des souvenirs qui n’étaient pas les miens. Elle semblait retrouver, dans ces gestes quotidiens, une forme de réconfort, de normalité. Mais pour moi, chaque minute passée avec elle me rappelait que tout cela n’était qu’un masque fragile, prêt à se fissurer à tout instant.
Elle se pencha un instant, déposa une main sur mon bras, et dit, presque dans un souffle :
— "Tu sais, Alexandre… parfois, je me demande comment tu fais pour rester aussi calme, aussi stable. Avec tout ce qu'on traverse, j'ai l'impression que tu es notre ancre. Je me sens en sécurité avec toi."
Je n'avais rien à dire. Les mots me manquaient, la vérité me rongeait, mais je n’étais pas prêt à l'affronter. Clara avait besoin de croire, de s'accrocher à cet homme qu’elle pensait avoir encore à ses côtés. Et moi, j'étais là pour lui permettre de continuer à vivre dans cette illusion. Mais en moi, quelque chose se brisait chaque fois que je prononçais des mots que je savais ne pas être les miens.
Je ne savais pas combien de temps je pourrais continuer à jouer ce rôle, combien de temps je pourrais mentir à Clara, à Lucas, à moi-même. Je sentais la vérité me dévorer lentement. Chaque sourire, chaque regard, chaque parole échangée était une fausse note dans cette symphonie de mensonges. Et pourtant, je m’y accrochais.
Mais en elle, je voyais bien plus qu'une femme perdue dans le chagrin. Je voyais une femme qui, quelque part, savait qu'il y avait un vide, que quelque chose n'allait pas. Elle me souriait, mais parfois, je percevais dans son regard une forme de doute, une question non posée. Elle avait beau ne pas le dire, je pouvais sentir cette angoisse, cette peur de découvrir ce qu’elle ne voulait pas voir.
Chaque nuit, dans le silence de l’appartement, je me retrouvais seul face à mes pensées. Le miroir me renvoyait l'image d’un homme qui n’était pas moi. Alexandre. Samuel. Les frontières entre les deux se brouillaient chaque jour un peu plus. Et les mensonges… Ils se multipliaient, s'entrelacaient autour de moi, m’étouffaient.
Je savais que je m'enfonçais de plus en plus dans ce rôle. Mais j’avais l’impression que si je cessais de jouer ce rôle, tout se briserait. Clara se briserait. Lucas aussi. Et moi, que serais-je sans ce masque, sans cette illusion que je créais jour après jour ?
Je n’étais plus qu’un homme pris au piège de ses propres mensonges, avec une question obsédante qui ne cessait de me hanter : Qui avait tué mon frère, et pourquoi ?
Je ne savais pas si je voulais vraiment découvrir la vérité, ou si j'avais seulement peur d'y faire face. Mais une chose était certaine : plus je m'enfonçais dans ce rôle, plus je m'éloignais de moi-même, et plus la vérité devenait insupportable. Un jour, la réalité me rattraperait, et j'ignorerais peut-être même qui j'étais vraiment.
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