1.
Le Roi du Pacifique
Dans l’un des vastes couloirs de granit rouge qui couraient dans les sous-sols du gigantesque palais du milliardaire sir Jonathan Wishburn, de San Francisco, une ombre se glissait dans un silence spectral.
Homme ou femme ? La longue robe de soie bleue qui emprisonnait d’un fourreau moiré son corps maigre et souple aux allures félines, eût trompé de loin un observateur peu exercé ; mais il suffisait de regarder un instant le faciès du personnage, à la lueur opaline d’un des globes électriques qui nuit et jour éclairaient l’opulente demeure, pour reconnaître en lui un Japonais de race, au type fortement accusé, mélange apparent de vieil ivoire, de laque et d’acier.
De petite taille, mince et souple, les membres grêles, il appartenait manifestement à la race aristocratique nippone, avec sa peau d’un blanc jaunâtre, ses attaches fines, son front haut, son nez fin et ses grands yeux en amande ombragés d’épais sourcils d’un noir bleu.
Quel était son âge ? Aux nombreuses petites rides qui plissaient son front, on pouvait seulement affirmer qu’il n’était plus jeune.
Il marchait avec précaution, chaussé d’épaisses sandales de feutre et semblait glisser sur les mosaïques de marbre aux dessins polychromes.
De temps en temps il s’arrêtait, écoutait en se redressant. Il était bien seul.
Soudain il s’enfonça d’un bond dans une niche circulaire ménagée dans un mur.
Un énorme lion de porcelaine brune reposait là sur un socle de marbre blanc veiné de jaune ; ses yeux de jade formaient s*****e au-dessus d’une gueule légèrement ouverte garnie de dents menaçantes.
Entre le piédestal et le mur circulaire du fond de la niche, un espace restait vide, où le Japonais s’était, pour ainsi dire, incrusté.
Rapidement il saisit une vertèbre en s*****e près de la queue du monstre, l’enleva d’une alvéole où elle tenait à peine et la remplaça par un petit coin de cuivre qu’il tenait à la main.
Aussitôt la face postérieure du socle commença à glisser. Sans bruit elle enfonça dans le sol, découvrant un trou noir étroit où il semblait que l’on pût à peine passer.
Avec une incroyable agilité, l’homme s’y engouffra et disparut.
La plaque de marbre derrière lui lentement remonta, bouchant hermétiquement l’ouverture insoupçonnée.
Le Japonais était dans un boyau vertical assez analogue à une descente d’égout : de petites saillies métalliques à droite et à gauche permettaient la descente par les pieds et les mains.
Le mystérieux personnage se laissa glisser d’environ deux mètres ; ses pieds touchèrent le sol.
Devant lui s’ouvrait une galerie voûtée. Il la franchit et se trouva dans une petite pièce longue aux murs lisses et brillants, où il pouvait à peine se tenir debout.
Deux globes électriques, noyés dans la muraille à chaque extrémité de ce réduit, l’emplissaient d’une vive clarté ; des fils électriques couraient dans tous les sens aux angles des murs, encadrant des tableaux de distribution, des sonneries, des téléphones et des plaques de selenium encadrées dans des dalles de marbre.
Sous l’un des globes opalins, un homme se tenait accroupi, très absorbé par la besogne à laquelle il se livrait.
C’était, lui aussi, un Japonais, mais du type commun et lourd des populations du nord ; il était plus petit encore que celui qui venait d’entrer ; mais son corps trapu, sa charpente osseuse et forte décelait la vigueur. Avec son visage plat, son front bas et déprimé, ses pommettes saillantes, ses yeux bridés, son nez écrasé, sa bouche grande et toujours ouverte en forme de gueule de brochet, il offrait un spécimen de laideur bestiale presque impressionnant ; la mobilité du regard mettait dans ce faciès grimaçant une lueur d’intelligence qui le rendait plus inquiétant encore.
Devant lui, de l’eau bouillait dans une petite cassolette chauffée par une lampe de platine rougie à l’électricité. Avec soin il promenait une lettre au-dessus de la vapeur d’eau.
A l’apparition du nouvel arrivant, il se précipita à terre le front sur la dalle ; puis, quand au léger contact des sandales du maître, il comprit qu’il pouvait se relever, il montra du doigt à l’autre extrémité de la pièce une forme sombre que de brusques mouvements agitaient convulsivement.
Le nouveau venu se dirigea de ce côté, se pencha, et d’une voix lente :
— Ah ! te voilà pris enfin, toi qui essayes depuis deux lunes de pénétrer nos secrets !… Tu l’as surpris dans le couloir, Ma-Tong… comme l’autre soir sans doute ?
L’être simiesque qui répondait au nom de Ma-Tong, encore à demi courbé dans sa prostration rituelle, inclina la tête en signe de réponse affirmative.
— Il t’a vu disparaître derrière le lion… il est venu voir… et tu l’as entraîné avec toi dans le souterrain ! C’est bien cela, Ma-Tong ; tu es le fidèle des fidèles !…
Le muet — car visiblement le Japonais au corps trapu était muet — inclinait la tête à chaque phrase, et ses petits yeux bridés s’emplissaient de la joie sauvage qui devait faire briller le regard de l’homme des cavernes, lorsqu’il revenait d’une chasse fructueuse.
L’homme étendu sur la dalle et ligoté comme eût pu le faire le plus habile détective, était un Blanc d’une cinquantaine d’années aux cheveux grisonnants. A sa livrée bleu et or, on reconnaissait en lui un des serviteurs européens de la maison de sir Jonathan Wishburn.
Il leva vers l’homme jaune un regard chargé de détresse.
Ce dernier s’était détourné, avait pris sur une tablette de cristal un petit flacon soigneusement bouché, à demi rempli d’un liquide incolore.
Il le déboucha avec soin en se détournant un peu, plongea dans le liquide une lancette étincelante et se pencha vers l’homme étendu.
Gravement, et étendant son autre main au-dessus de sa tête, il prononça deux phrases japonaises qui étaient une condamnation et que le muet approuva encore de tout son corps maintenant penché en avant.
Puis, saisissant brusquement la tête qui se soulevait vers lui, il la piqua à la tempe.
L’homme eut un brusque sursaut ; un grand tremblement passa par tous ses membres, puis sa tête retomba lourdement, heurtant la dalle.
Il était foudroyé…
— Qu’ainsi périssent tous les Blancs ! murmura le Japonais qui venait de remplir le double rôle de juge et d’exécuteur.
Cependant qu’il enveloppait tranquillement sa lancette d’un tampon de ouate et replaçait le flacon, Ma-Tong s’était rapproché ; il souleva dans un angle une dalle circulaire, poussa doucement le corps maintenant immobile jusqu’à l’orifice d’un puits noir qui s’ouvrait, le fit basculer et écouta.
Au bout d’une seconde, le bruit d’un clapotement lointain remonta jusqu’à l’ouverture.
Alors, très calme, le muet replaça la dalle.
Puis, retournant vers sa cassolette, il tendit au maître une large enveloppe entoilée, timbrée de Paris et soigneusement mise à part au milieu d’autres lettres empilées sur une tablette de laque rouge.
Elle portait l’adresse suivante, tracée d’une écriture féminine, haute, ferme, aux lignes légèrement ascendantes.
A sir N.T. Jonathan Wishburn, Lone Moutain, San Francisco U.S.
Sur le verso, un épais cachet de cire argentée portait en s*****e deux lettres entrelacées : M.W.
Le Japonais, après avoir examiné la suscription, replaça la lettre près de l’homme accroupi et, d’une voix brève :
— Tu reviens de Golden-Gate, Ma-Tong : celui que nous attendons est-il arrivé ?
Le muet fit un signe affirmatif.
— Tu l’as vu ? Tu es sûr que c’est lui ?
Abandonnant la lettre qu’il promenait au-dessus de la vapeur d’eau, le muet prit une tablette d’ivoire et un pinceau ; puis il traça rapidement de haut en bas plusieurs lignes verticales de caractères chinois :
L’humble Ma-Tong rend compte à l’illustre Yukinaga que Sou-Kiang a foulé ce soir de ses pieds augustes le sol de la cité barbare. Un de nos frères affilié du Dragon dévorant l’a suivi et me l’a montré.
Le personnage que Ma-Tong venait de désigner par le nom connu dans le Japon entier du célèbre ingénieur militaire Yukinaga, lut à mi-voix la phrase qui lui était présentée, et il allait poser une autre question, lorsque soudain, sur un grand tableau de distribution électrique suspendu au mur, un petit volet mobile s’abattit avec un bruit sec.
Yukinaga se redressa d’un bond et se précipita dans un angle de la pièce. Là, il se pencha, attendit au-dessus d’un miroir incliné à 45°, puis saisit un récepteur d’ébonite et l’approcha de son oreille.
Grâce à une application ingénieuse du système du périscope des sous-marins, le Japonais pouvait apercevoir tous les détails de la vaste salle située au premier étage, juste au-dessus du réduit où il opérait, car plusieurs miroirs judicieusement cachés dans cette salle en reflétaient toutes les parties dans le miroir unique sur lequel le Japonais était penché.
En même temps qu’il voyait, des microphones dont les plaques vibrantes étaient habilement dissimulées dans les motifs d’ornementation des murs et du plafond permettaient de percevoir les plus faibles bruits.
La salle dans laquelle Yukinaga voyait et entendait tout ce qui se passait ou se disait, n’était autre que le bureau de sir Jonathan, le milliardaire américain.
Celui qu’on appelait dans l’univers entier le Roi du Pacifique, était le propriétaire de ce somptueux palais qui dominait San Francisco de son étrange et massive architecture, mais il n’en était que le maître surveillé, espionné, dirigé même à son insu, car ses moindres actes, ses paroles les plus insignifiantes étaient recueillies par un homme qui, à une haute et lumineuse intelligence, joignait le titre de membre de la race la plus intrigante, la plus orgueilleuse qui soit au monde.
Pendant quelques instants, le Japonais resta penché sur le miroir, puis il raccrocha les récepteurs.
— Sir Astorg, murmura-t-il, le Roi des pétroles… Je sais ce qu’il vient faire : rien d’intéressant pour nous.
Ma-Tong cependant n’était pas resté inactif. La cire ramollie de la grande enveloppe à suscription féminine lui avait révélé la présence d’un crampon d’acier. Il avait placé le pli entre les pinces d’un étau double dont les branches pouvaient se déplacer dans une glissière ; puis, abaissant une tige rigide parallèle à cette glissière, il avait introduit dans un angle de l’enveloppe la pointe imperceptible d’un fil d’acier plus fin qu’un ressort de montre.
Il lui avait ensuite imprimé rapidement un mouvement de va-et-vient en se guidant sur la barre d’appui. En peu de temps, l’enveloppe sciée dans son pli s’était trouvée ouverte sur le quart de sa longueur. Le muet fit sortir avec dextérité la lettre qu’elle contenait et la tendit à Yukinaga :
Cher père, lut celui-ci à mi-voix, Paris est bien la ville la plus charmante du monde et l’on s’y amuse à ravir.
Comme c’est en même temps le rendez-vous de tous les peuples, on peut traiter aussi les affaires les plus sérieuses. J’ai vu M. Londeghem, l’ingénieur en chef des usines Herstal, de Liège. Après de longs pourparlers, ces Européens ne savent pas le prix du temps — j’ai conclu ferme, pour un million de dollars, l’achat du brevet et la fabrication exclusive de leur matériel d’artillerie légère à tir rapide.
Le but de mon voyage est donc atteint et cette tentative de concurrence enrayée dans son germe.
Au Creusot, il n’y a rien à faire : les ouvriers perdent leur temps dans des chicanes politiques, mais je verrai prochainement le baron de Birnen, gendre et successeur de Krupp. C’est une usine à surveiller de près pour notre trust.
En somme, au point de vue affaires, tout est réglé, et vous pourrez, j’espère, approuver ce qu’a fait votre fille et associée. M. Pleadge est fort aimable et je ne pouvais souhaiter meilleur guide ici. Il connaît bien son Paris et sait m’en faire les honneurs. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je resterai ici jusqu’au Grand Prix. C’est la fin de la « season ». Après cela, je regagnerai Frisco 1 par la Russie avec miss Krockett, comme il était convenu. Mais j’aimerais mieux passer par l’Asie centrale, et voir le Turkestan, que de reprendre encore le Transsibérien. J’ai rencontré ici, dans une soirée, un ancien marin, M. Hourst, dont on a beaucoup parlé, je crois, et qui a navigué très haut sur le Yang-Tsé.
Son récit m’a donné le vif désir de voir chez eux nos braves Chinois. Entre la frontière russe et Han-Kéou, je voyagerai à cheval ou en jonque, et si vous n’avez pas besoin du « Fortunio », mon yacht favori pourrait venir me prendre à Han-Kéou et me ramener « at home » en filant ses 30 nœuds.
Adieu cher père, l’année s’annonce bien : le nouveau brevet nous permettra, je pense, de livrer dix pièces complètes par jour, affût métallique compris, et de satisfaire, en moins de six mois, aux commandes de ces enragés Japonais qui réarment véritablement comme s’ils allaient recommencer la guerre demain.
Maggy.
— Hum, fit Yukinaga à mi-voix, en replaçant la lettre dans son enveloppe… son voyage ne s’effectuera peut-être pas aussi facilement qu’elle le croit… Pourtant, comme elle travaille pour nous, il faudra que je prévienne là-bas.
Il passa la lettre à Ma-Tong et poursuivit se parlant à lui-même :
— Pour cette fois, sir Jonathan ne m’en voudra pas d’ouvrir ses lettres… Sans cette indiscrétion, qui sait si cette fille unique qu’il adore si passionnément lui serait revenue, car cela doit chauffer ferme déjà sur les frontières de Mongolie : la pression monte… monte…
Il frotta l’une contre l’autre ses mains effilées au ton de vieil ivoire et avec un rictus sinistre :
— Dans cinq lunes ! murmura-t-il.
Puis, après un silence :
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